Corbac

Œuf Creux

Dans les douceurs du printemps mai 2020, le monde est en pleine crise avec la pandémie. Mon quotidien est inintéressant. Le confinement dans ma chambre ne me permet que de profiter de la chaleur produit par mon ordinateur, que j’essayais tant bien que mal d’évacuer malgré la hausse des températures extérieures. J’étais seul. Je me sentais seul. Puis au bout de quelque temps, j’ai remarqué un bourdonnement particulier quand le soleil se décidait enfin de se coucher.

Un nouveau sujet

Une Osmia bicornis venait quotidiennement sur mon Velux. Elle ne cherchait pas à entrer directement dans la pièce. Je la regardais assembler de la terre à l’entrée d’un petit trou dans le cadre en bois avec minutie. Le trou fait deux centimètres de profondeur avec un diamètre similaire est équipé d’un plastique grisâtre qui à l’air relativement solide et étanche.

Osmia bicornis

En se renseignant avec le peu d’informations que l’on trouve sur le net, on comprend rapidement que les abeilles solitaires adultes passent la majorité de leur existence à fabriquer de multiples nids après la saison de l’accouplement. D’autres trous sur les fenêtres de ma toiture étaient partiellement bouchés, signe de plusieurs travaux inachevés. Mais pour celui-ci, le chantier avait duré deux semaines. Dans l’ordre d’une dizaine de minutes par soir. L’abeille parcourrait des allers-retours avec dans ses petites mandibules quelques miettes de terre.

Il m’arrivait parfois de l’embêter un peu. J’ai pour habitude de ne jamais fermer mon Velux. Un soir, j’ai décidé d’empêcher l’accès au trou. Elle restait sur la vitre, se demandant quoi faire. Au bout d’un peu moins d’une heure, et la voyant toujours là, je décidais de mettre à terme à ma méchanceté gratuite. Elle retrouva le chemin et continua son rituel, bien qu’un peu plus hâtivement qu’à l’accoutumée.

Et puis un soir, elle ne venait plus. Le trou était complètement bouché. Son travail était terminé. Je ne sais pas si elle avait d’autres endroits où aller, mais ce qui était sur, c’est qu’elle ne reviendrait pas ici. J’étais le propriétaire d’un sujet produit par une abeille. L’idée m’est venue de suite de nettoyer ce qu’elle avait enfin produit. Mais peut-être que l’expérience n’était pas encore totalement terminée. J’ai décidé de laisser le nid tel qu’il était, avec l’espoir qu’un jour, quelque chose en sortirait. Toujours en me basant sur la théorie, j’avais compris que les abeilles femelles stockaient leurs œufs dans ces nids. Je me suis juré de ne pas tenter de perturber l’expérience, en voulant savoir ce qu’il y avait caché derrière cette fragile paroi en terre sèche.

La foi

Ça va faire presque un an que le nid a été achevé. Son apparence semble prise au piège dans le temps. Il m’arrivait de contempler cette œuvre d’art de la nature au début. Puis s’ensuit la question qui viendra hanter mes nuits :

“Quand est-ce que l’œuf éclora ?”

Là encore, en me basant sur mes recherches et de part le retour d’expérience de multiples entomologistes amateurs sur le net, certains parlaient d’une durée d’incubation d’une année. Du moins, jusqu’à l’apparition des beaux jours après l’hiver, il ne fallait pas espérer voir la paroi ouverte. Les abeilles sortiront de leur chrysalide afin de s’accoupler et ainsi perpétuer le cycle. En ce mois d’avril, la plausibilité que le nid s’ouvre s’amoindrit de jour en jour. Dans ma tête, l’irrésistible envie d’ouvrir ce papier cadeau se justifie par cette baisse de la plausibilité. La promesse que je m’étais faite avait pour motivation de voir enfin une abeille sortir du nid. Je n’aurais été que le spectateur de cet évènement, mais cela m’aurait donnée une certaine récompense d’avoir été acteur de ce long processus qu’aura été la mise en place de cette expérience, et d’avoir été un gardien contre moi-même.

“Il n’y avait peut-être rien dedans.”

Mon erreur a été d’avoir admis que si je ne touchais pas au nid, j’aurais été récompensé par une seule issue possible. Le résultat de l’expérience vient me contredire. Je n’avais pas pensé à la possibilité que le nid puisse avoir été vide dès le départ. Il est envisageable que l’abeille n’ait pas pondu dans le nid. Mais dans cas, pourquoi avoir créé ce nid ?

Je ne peux concevoir qu’un insecte avait comme principale motivation de vouloir me duper. Il est possible que l’abeille crût avoir pondu. Le comportement qui suivit restait logique : Puisque l’abeille pensait avoir pondu, il fallait bâtir un nid pour ses œufs. Dans ce cas, c’est la nature qui aurait “mal” fait son travail. Mais le détail qui me dérange le plus, c’est que je n’ai pas souvenir d’avoir lu un quelconque cas d’échec dans les témoignages que j’ai pu collecter.

“Ou alors, quelque chose d’autre s’est produit.”

Il est courant dans la nature de rencontrer des facteurs extérieurs qui viendront bouleverser le résultat d’une expérience. L’abeille à bel et bien pondu. L’œuf par contre, pour tout un tas de raisons qui me sont inconnues, n’a pas éclos. Les canicules de l’été auront tué son développement, ou une entité parasitaire l’aurait dévorée pendant son sommeil. Je n’ai pas su prendre en compte des paramètres que je ne connaissais pas.

Dans les différentes issues possibles, certaines résultent d’un manque d’informations sur les conditions. On ne s’est pas vraiment, avec exactitude, le chemin qui à conduit cette même issue. On l’a emprunté, le chemin existe, mais nous ne pouvons pas le discerner. C’est un peu comme un aveugle qui va à la boulangerie, il a bien emprunté ce chemin, mais il en est incapable de dire quelle a été la couleur du bitume, ou du nombre de nuages dans le ciel. Mais contrairement à cet homme, je n’ai enregistré aucune des informations auxquelles j’avais accès. On peut toujours exploiter les ressources disponibles en ligne, bien que cette solution corrige le tir, cela n’excuse pas l’erreur de planification antérieure.

“Et pourtant, je n’arrive pas à perdre la foi.”

Je n’ai pas percé la cloison. Certains pourraient dire que je trouvais le nid esthétiquement joli, ou que l’objet en lui-même témoigne le souvenir du travail d’observation que j’ai pu faire. Au fond de moi, je pense qu’une abeille puisse encore sortir. C’est encore dans le domaine du plausible, car on peut supposer que la chrysalide n’a pas encore eu le temps d’éclore. On se situerait sur un cas rare d’une sortie tardive de l’abeille.

Mais ce qui me fait le plus peur, c’est qu’en me projetant en avril 2022, n’ayant pas failli à ma tâche, je me retrouve avec moi-même de nouveau confronter à ces questions en ne pouvant plus invoquer la plausibilité qu’une abeille puisse un jour sortir du nid pour justifier mon choix.

“Dois-je percer la cloison ?”

Lorsqu’elle sera enfin ouverte, de ma main ou non, je pourrai contempler l’étendue de mon ignorance, ou de ma bêtise.

Comme un ange

Ce que je retiens de cette histoire, c’est qu’une partie de mon jugement s’est basé sur les mêmes informations creuses et redondantes, elles-mêmes basées sur des commentaires que j’ai pu lire lors de ma veille sur les Osmia bicornis. Je me suis rendu compte que je passais le plus de temps à admirer des photos de superbes qualités sur des expériences maitrisées qui avaient toutes la même issue : une jeune abeille qui sortait de son nid. Je n’ai pas su m’envisager d’autres possibilités, et cela m’a conduit à ma frustration. Afin de la combler, je me suis mis à croire en cette seule issue, en rejetant toutes les autres.

Toute cette démarche que je croyais être scientifique n’a été qu’une superstition. En lisant au fil de l’année les récits quasi bibliques d’internautes inconnus, je me suis enfermé dans la recherche d’un but sans aucun questionnement rationnel sur ce qui aurait pu se passer d’autre.

J’avais il y a quelques années, quand je me suis intéressé aux œuvres de science-fiction japonaises, pris le temps de voir L’Œuf de l’ange de Oshii. En y repensant avec un peu plus de recul, je comprends un peu mieux le fil conducteur - particulièrement difficile à suivre - du film.

Ouvrir le nid est aujourd’hui un acte qui m’est impossible d’entreprendre à cause du caractère sacré que je lui ai attribué. Ce dogme que je m’étais posé m’empêche de découvrir le chemin qui m’a conduit à constater la non-apparition de l’abeille. Je l’attends toujours, quitte à mourir avant qu’elle ne naisse.

Si je veux m’affranchir de cette impatience latente sans franchir le pas, il me reste trois solutions :

La première option se base sur le sophisme de l’inclusion. S’il y a un nid, une abeille en sortira. Je coupe volontairement ma déduction scientifique au profit de la croyance.
La deuxième option demande une énergie et du temps que je ne souhaite pas investir. Cela me conduit au troisième choix. Je m’endors l’esprit plus léger en faisant preuve de scientisme. La science pourrait l’expliquer, mais ma fainéantise intellectuelle l’empêche de vérifier l’hypothèse.

Au final, je me retrouve coincé à cause de ma paresse. Mes nuits d’émerveillement se sont transformées pour me laisser des murmures douteux. L’abeille, elle, ne s’est pas posé tant de questions. Je l’imagine avoir passé une vie heureuse, construisant des petites maisons autour de mon quartier, dans le simple but de remplir ce que son instinct lui dictait.

Se reproduire et construire.